L’avenir du journalisme passe par les réseaux sociaux
Même si le Québec est un peu en retard, la consommation de nouvelles directement sur les réseaux sociaux va dépasser les sites web et la télé.
Mettons qu’on est en 1939.
*Je vous jure que c’est pertinent, vous allez voir*
Donc comme j’ai dit, on est en 1939. Il y a une nouvelle bébelle à l’affiche à l’Exposition universelle de New York. Une technologie ben l’fun, mais trop chère et trop accaparante : la télévision.
La télé, c’est voué à l’échec. L’appareil coûte trop cher pour être largement adopté, mais pas assez cher pour financer la production d’émissions. La publicité n’arrivera jamais à financer la manœuvre parce qu’il y a trop peu de gens qui ont assez d’argent pour acheter l’appareil. Et d’ailleurs, le gouvernement interdit la publicité à la télé.
Et puis, qui voudrait rester assis devant une grosse boîte pendant des heures? C’est bien mieux de mettre la radio, au moins tu peux faire la vaisselle pendant ce temps-là.
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Vous comprenez sans doute que je viens de vous recracher une série de prédictions qui avaient été faites à propos de la télé dans les premières années suivant son invention. En 1945 – après une pause dans la fabrication de téléviseurs à cause de la guerre – seulement 0,5% des Américains avaient un téléviseur à la maison. Moins de 10 ans plus tard, c’était 1 personne sur 2. Au début des années 1960, après seulement une génération, 90% des ménages avaient accès à la télé aux États-Unis.
Le Québec a suivi essentiellement la même courbe.
Qu’est-ce qui s’est passé? Une baisse des prix combinée à une explosion de la richesse pendant l’après-guerre, ça a sûrement aidé. L’augmentation des temps libres grâce à la démocratisation d’autres inventions, comme la laveuse et le lave-vaisselle, ça aussi ça a contribué. Et l’autorisation de la publicité – suivie par d’autres formes de déréglementation au fil des années – a permis à la télé de devenir une machine à imprimer de l’argent.
Sauf que là, je vous ai promis un texte sur les réseaux sociaux. Alors c’est quoi le lien?
Avec ces réseaux accessibles en tout temps sur nos téléphones, nous avons une invention qui ne coûte rien et qui ne nécessite aucune activité de notre part pour se divertir. Une invention qui nous permet de meubler tous les temps morts qu’il nous reste, que ce soit une ride en métro ou un petit caca matinal.
Et les gouvernements sont plutôt tatillons dans leurs tentatives de régulation.
Doit-on être surpris que les habitudes de consommation sont en train de changer?
S’informer sur les réseaux sociaux, une tendance irréversible
La semaine dernière, je vous parlais du Digital News Report. On y note, entre autres choses, que les réseaux sociaux ont enfin dépassé la télé pour devenir le lieu le plus populaire pour la consommation de nouvelles : 54% des Américains s’étaient informés sur les réseaux sociaux dans la semaine précédant l’enquête contre seulement 50% qui s’étaient informés à la télé et 48% qui avaient consulté des sites web ou des applications de nouvelles.
Vous comprendrez que les gens s’informent à plus d’un endroit, mais la tendance demeure claire : les gens s’informent de plus en plus sur les réseaux sociaux et consultent de moins en moins les sites web de nouvelles.
Au Canada – et plus particulièrement du côté francophone, donc essentiellement le Québec – la tendance n’est pas tout à fait la même. Seulement 44% des gens ont consulté les réseaux sociaux pour s’informer, contre 53% pour la télé. Il n’y a pas de pourcentage spécifique pour les sites web et les applis, mais c’est 73% pour l’ensemble de l’information en ligne (sites web, applis et réseaux sociaux).
On peut voir aussi que la tendance est à la baisse : après un pic en 2022, l’utilisation des réseaux sociaux pour s’informer stagne.
Dans la déclinaison canadienne du DNR, disponible sur le site web du Centre d’études sur les médias, on note aussi que les gens qui s’informent principalement sur les réseaux sociaux sont en minorité : seulement 16% chez les francophones. Les sites web de nouvelles sont non seulement favorisés, leur utilisation comme principale source de nouvelles est en hausse.
Alors c’est bien, non? On peut continuer à financer le travail des journalistes à partir de la publicité sur les sites web!
Faux. C’est un leurre.
D’abord parce que c’est une augmentation un peu artificielle. Le pic de l’utilisation des réseaux sociaux – et le creux des sites web – est arrivé en 2022 avant que la tendance ne se renverse en 2023.
Qu’est-ce qui s’est passé en 2023? Le blocage des nouvelles par Meta.
Ce blocage va prendre fin un jour. Et entretemps, d’autres réseaux sociaux prennent de l’ampleur, surtout TikTok. Ça va nous rattraper en un rien de temps.
Et ensuite parce que les gens sont vraiment poches pour évaluer leurs propres comportements. C’est passablement fidèle à la réalité quand on leur demande « qu’est-ce que tu as consulté la semaine dernière », alors je ferais quand même confiance aux 44% de gens qui disent qu’ils ont consulté les réseaux sociaux au moins une fois. Mais c’est vraiment pas fidèle pantoute quand on leur demande c’est quoi qu’ils préfèrent parce qu’il y a des jugements de valeurs qui viennent se mêler à ça.
« Oui oui, je vous jure, je m’informe à tous les jours sur le site web de mon média favori. C’est mon devoir de citoyen! »
C’est tout simplement mieux vu – au moins dans certains milieux – de dire qu’on s’informe auprès d’une source traditionnelle et crédible. Mais il y en a là-dedans qui n’ont pas ouvert Apple News ou l’appli de Radio-Can depuis six mois.
C’est le même phénomène qui explique pourquoi le vote conservateur est généralement sous-évalué dans les sondages : les gens aiment dire qu’ils sont plus à gauche qu’ils ne le sont vraiment.
Sans oublier que les changements dans les habitudes de consommation sont poussés par les générations plus jeunes. Dans le DNR, on note que plus de la moitié des 18-24 ans et des 25-34 ans utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’informations.
(Au moins… du côté américain. Le rapport canadien n’affiche pas cette donnée, ce qui est vraiment très frustrant.)
Et finalement parce que le Québec a tendance à être en retard dans ce genre de changement de comportement, mais on finit toujours par suivre le bal. Mieux vaut le réaliser tôt que tard.
Monétiser les réseaux sociaux
Historiquement, les médias traditionnels ont vu les réseaux sociaux comme une machine à amener les internautes vers leurs sites web. Facebook, c’était ça. LinkedIn ça l’est encore jusqu’à un certain point. Mais ce n’est plus vraiment utile : d’une façon ou d’une autre, tous les réseaux découragent de plus en plus le trafic vers un site externe.
Ensuite ils ont utilisé ça comme vitrine pour leur contenu. L’attitude peut se résumer à « Hey, ça vous intéresse tu le petit extrait que je viens de vous montrer? Venez donc nous voir au www.Journalisme.com et vous en aurez plein la vue! »
Mais ce n’est pas suffisant. Comme internaute, pourquoi je fermerais TikTok pour m’en aller sur ton site web alors que Joe Blow Tremblay vient de prendre l’essentiel de ton enquête et me l’a résumée dans une vidéo de 90 secondes?
L’avenir de l’information passe – en partie – par le journalisme social (social first journalism en anglais). Ça veut dire quoi? Que ton contenu est pensé et produit pour être consommé directement sur les réseaux sociaux.
C’est pas une panacée, c’est même pas le mode le plus prometteur pour tout le monde, mais au moins une partie des médias traditionnels devront passer par là.
(Chui un peu tanné de citer Rad, mais bon, c’est quand même utile de les donner comme exemple. Allez voir ce qu’ils font : c’est ça le journalisme social)
Ok… mais comment on monétise ça? D’habitude on met des bannières dans des articles, est-ce qu’on est sensé insérer une pub pour Tide dans une clip de 30 secondes?
Non. Quand tu passes au mode social first, tu es en train de bâtir une communauté autour de tes réseaux sociaux. C’est cette communauté que tu vas aller monétiser.
En fournissant du contenu commandité.
En affichant des publications commanditées (c’est-à-dire que tu factures un annonceur pour partager sa publication sur tes réseaux).
Et surtout en redirigeant ces communautés vers tes services payants. Ça peut être un abonnement à une infolettre, ça peut être des services professionnels, ça peut être des événements. Du moment que ça paye.
Ce n’est pas naturel pour les médias qui ont l’habitude d’être gratuits – genre tous ceux qui étaient dans le Publisac. C’est même très inconfortable. Mais c’est la façon la plus simple d’assurer votre avenir.
Les bonnes personnes aux bons endroits
Le plus gros défi quand on change de formule, c’est d’avoir des équipes motivées et compétentes. C’est-à-dire compétentes dans leurs nouvelles fonctions : tu peux gagner un Pulitzer à l’écrit et quand même avoir l’air d’une andouille quand on te crisse devant une caméra.
L’idéal, c’est de créer une nouvelle cellule avec les quelques journalistes qui sont vraiment habiles et motivés à faire le switch. Mettons deux journalistes devant la caméra, avec deux autres en soutien pour le montage et la rédaction.
Parce que oui, il y a encore de la rédaction quand on passe au mode social first. Le site web ne meurt pas. C’est juste que ce n’est plus la priorité.
(Si vous voulez en savoir plus sur le fonctionnement du journalisme social, écrivez-moi. J’offre une formation là-dessus.)
Au fur et à mesure que la salle de nouvelle apprivoise la nouvelle réalité, on intègre davantage de gens dans la cellule social first. À terme, tout le monde passe au nouveau mode.
Étant donné les différents rôles qui sont possibles avec le mode social first, la vaste majorité de l’équipe pourra fort probablement trouver sa place dans la nouvelle formule.
Il se peut qu’une minorité n’arrive pas à s’adapter. Malheureusement, c’est un boulet dont il faudra se départir. Dans bien des médias – surtout les médias locaux – on craint de couper du monde parce qu’on souhaite gérer l’entreprise comme une famille. Mais… business is business, comme on dit.
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C’est facile de partir en peur avec ça. Sans aucun doute, certains médias ne voudront pas changer du tout au tout la façon dont ils produisent de l’info.
À ceux-là, je dis : mieux vaut mettre la clé à la porte maintenant. Vous allez perdre moins d’argent.
C’est simple de même.
**Si vous êtes journaliste ou cadre dans un média et vous voulez en savoir plus sur le journalisme social first, écrivez-moi.**