Nous allons continuer à perdre des journalistes… et ce n’est pas dramatique
Nos rôles traditionnels nous ont été retirés. On doit s'adapter.
Les coupures dans les salles de presse ont ralenti quelque peu cette année, du moins au Québec. Quoique l’annonce des discussions entre La Presse et les Coops de l’info ont de quoi faire stresser bien des gens dans les salles de nouvelles concernées. Mais malgré cela, on pourrait même être tenté de croire à des jours meilleurs avec les versements de Google qui commenceront en mars et les poursuites intentées contre OpenAI. Mais il n’en est rien : le nombre de journalistes au Québec et à travers le monde va continuer à diminuer. Et ce n’est pas nécessairement aussi dramatique que vous pouvez le croire.
Nous avons tendance à voir les coupures de postes comme étant seulement le résultat de la migration des revenus publicitaires vers les plateformes numériques (principalement Google et Meta). Et c’est vrai… jusqu’à un certain point. On ne pense généralement pas au fait que le rôle du journalisme et la place des médias d’information dans notre société a changé.
Les leçons de l’Histoire
La meilleure analogie pour l’état de notre industrie, c’est l’Empire romain.
(Oui je sais, les hommes on pense trop souvent à l’Empire romain… mais c’est pertinent, je vous le jure!)
Voici une carte de l’Empire à son apogée, un peu après l’an 100 :
À son plus fort, l’Empire romain, c’était quelque chose! C’est potentiellement la seule période de l’histoire prémoderne où un empire européen était plus riche et plus populeux que les plus gros États indiens et chinois de la même époque.
Les Romains contrôlaient tout ce qui se passait dans le monde méditerranéen. Et ils n’avaient aucun concurrent capable de les déloger.
Jusqu’à ce que ça ne soit plus le cas… Fast-forward 360 ans, et la moitié ouest de l’Empire est tombée aux mains des barbares. Il ne reste plus que la moitié est.
Un empire qui demeure, somme toute, d’une puissance assez prodigieuse. De la Grèce jusqu’à l’Égypte en passant par le Levant, tout le bassin est de la Méditerranée se trouve sous son emprise, et il n’y a pas d’État unique de l’autre côté qui puisse rivaliser avec sa gloire. Même que les Romains finiront par reprendre le contrôle de l’Italie, de l’Espagne et de l’Afrique du Nord.
Mais les années passent, et les frontières de l’Empire recommencent à reculer. Les Avars, les Lombards, les Bulgares et d’autres lui arrachent des territoires au nord et à l’ouest. Puis, le Califat arabe avale presque tout l’est et le sud en seulement quelques décennies.
Au 8e siècle, il ne reste plus qu’une partie de Turquie, ainsi que quelques villes éparpillées le long du littoral. Tout le monde s’attend à ce que les Arabes envahissent Constantinople et signent l’arrêt de mort de l’Empire romain.
Mais Rome survit. Non seulement le siège de Constantinople est repoussé, mais l’Empire réussit à reprendre de la vigueur et reconquérir une partie de son territoire.
Après l’an 1000, l’Empire romain a repris du poil de la bête. Il est, une fois de plus, l’État le plus puissant d’Europe.
L’Empire survivra, sous une forme ou une autre, pendant encore plusieurs siècles. Mais à aucun moment il ne réunifiera le monde méditerranéen. Cette époque est révolue, et les Romains le savent. Ils se sont adaptés à leur nouvelle réalité.
La disparition de nos rôles traditionnels
Comment ceci s’applique-t-il au monde des médias? Ce n’est pas qu’un simple parallèle entre deux mondes en déclin. Il y a des enseignements sur notre rôle dans la société et les manières de nous adapter.
Imaginez que l’Empire romain à son apogée, ce sont les médias d’information au 20e siècle. Il n’y avait pas de moyen aisé pour une entreprise, une vedette, un organisme ou un politicien de rejoindre un large public. Donc, tous ces gens devaient soit passer par un journaliste, soit acheter une publicité auprès du média qui embauche le journaliste.
On en avait, donc, du contrôle sur l’information! Rappelez-vous dans vos cours de journalisme ou de communication quand on vous a dit que les médias, ce sont les gate-keepers et les agenda-setters de ce monde. C’est parce qu’on avait le pouvoir de choisir quelles informations se rendaient aux oreilles du public et quelles discussions devaient animer les débats publics.
Et je ne parle pas que de l’information politique, économique ou sociale (le hard news). Les médias avaient un contrôle semblable sur la culture, les sports, les nouvelles scientifiques, les avis publics, les annonces classées et même les bandes dessinées.
Ça en prenait, des légionnaires, pour patrouiller de telles frontières!
Mais ces deux rôles jumeaux de gate-keepers et d’agenda-setters sont en recul constant depuis l’avènement du web, parce que ceux qui nous utilisaient comme « courroies de transmission » pour leurs infos, ils n’ont plus besoin de le faire.
Pourquoi lire un texte disant que François Legault a dit une niaiserie sur Twitter (X) quand je peux le suivre moi-même? Les sports? Les infos sont directement sur les sites web des ligues sportives. La culture? Je préfère suivre Taylor Swift directement plutôt que d’écouter quelqu’un d’autre parler d’elle! Les avis publics, les annonces classées et tout le reste, ça nous échappe aussi.
Tout cela se trouve ailleurs. Et c’est soit moins cher à produire ou mieux adapté aux besoins des internautes.
Du côté du public, ce n’est pas une si grosse perte. Je sais, je sais, démocratie et tout et tout… Cet argument – trop souvent répété à mon avis – est certainement vrai d’un point de vue global, mais ça n’a rien à voir avec les choix quotidiens du public. Quand on contrôlait l’ensemble de la Méditerranée, on a perdu de vue le fait qu’une bonne partie de notre auditoire venait nous voir pour des raisons qui n’avaient absolument rien à voir avec la démocratie.
Même lorsqu’il est question de hard news, le besoin d’avoir des journalistes qui n’ont pas froid aux yeux est bien moins grand que ce que l’on pense. Rappelez-vous ce qu’on vous a dit dans vos cours de journalisme : la majorité des gens, la majorité du temps, ne lisent que le titre de l’article et peut-être le premier paragraphe. Alors même si ton article est rigoureux, bien sourcé, bien écrit, bien équilibré, la plus grosse partie du public se serait satisfaite des deux phrases qui apparaissent sur les téléviseurs dans les stations de métro.
Nos frontières ont beaucoup reculé. Malheureusement, nous n’avons pas besoin d’autant de légionnaires.
Le nouveau rôle des médias et des journalistes
Alors qu’est-ce qu’il nous reste? Va-t-on s’effriter jusqu’à ne contrôler qu’une toute petite fraction de notre empire? Va-t-on se faire avaler par les voix alternatives qui pullulent sur le web?
Peut-être. Mais peut-être pas. Si on continue avec l’exemple des Romains, l’Empire a repris de la vigueur après un moment. Mais il a adapté ses façons de faire. Il a fait une croix sur les territoires perdus. Il a revu l’organisation de l’État et de l’armée. Il a tissé de nouveaux liens diplomatiques.
De notre côté, on doit cesser d’agir comme si nous étions des acteurs incontournables de l’information. La réélection de Donald Trump a fait éclater toute illusion en ce sens. Nous avons maintenant la compétition d’influenceurs de tout acabit, dont certains ont une portée tout aussi grande que la nôtre. Il y a des informations qui sont diffusées sans que les journalistes ne soient sollicités, et même des débats complets qui ont lieu sans même que nous ne le sachions.
Et je ne parlerai même pas ici des plateformes numériques.
On peut retrouver une plus grande force de frappe. Mais on devra le faire sans se plaindre ou même se surprendre que Trump ait préféré parler à Joe Rogan plutôt qu’à 60 Minutes.
Donc comment on fait? Ça passe d’abord par une révision de la façon de produire l’information. Est-ce qu’un texte de 500 mots c’est nécessaire pour chaque nouvelle? Est-ce qu’on doit nécessairement remplir un site web ou une émission d’infos en continu?
Il faut aussi revoir les manières que nous interagissons avec le public afin de recréer le lien de confiance.
Mais surtout, il faut comprendre que notre rôle n’est plus de rapporter l’information. Nous ne sommes plus utiles si tout ce que nous faisons, c’est mettre en lumière les informations diffusées ailleurs. Nous devons nous concentrer sur les choses que nous faisons mieux que quiconque : l’analyse et l’enquête.
Comment on réorganise nos ressources? Encore une fois, la réponse sera unique à chaque entreprise médiatique. Et bien entendu, j’offre mes services pour trouver cette réponse et établir un plan d’action.