Le journalisme numérique – Les leçons de trois médias alternatifs québécois
Si on pense que les médias traditionnels en ont vu des vertes et des pas mûres, le rollercoaster a été encore bien plus intense pour les nouveaux venus.
Au Québec, le journalisme numérique a une quinzaine d’années derrière la cravate. Je parle, bien entendu, de médias d’information entièrement numériques. Pas les sites web des journaux traditionnels, ni les blogues individuels qui apparaissent et disparaissent au gré des vents depuis le début du web.
Quinze ans (plus ou moins là, on arrondit comme on peut), c’est assez pour que de nouveaux venus se retrouvent dans le camp des « vieux » et que les dynamiques qui influencent l’écosystème changent du tout au tout. Plus d’une fois.
Alors qu’on suit une élection fédérale qui pourrait changer à nouveau la donne pour l’industrie, j’ai parlé à trois journalistes qui ont dirigé des médias ayant, chacun à leur façon, proposé des voix nouvelles dans le paysage médiatique québécois.
- Patrick White, professeur et ex-rédacteur en chef du HuffPost Québec
- Gabrielle Brassard-Lecours, cofondatrice de Ricochet et Pivot
- Lela Savic, fondatrice et rédactrice en chef de La Converse
Full disclosure, Patrick était mon patron au HuffPost et Lela était mon employée à Métro. Non pas que ça a un quelconque impact sur ce que j’écris, mais ça a l’air qu’il faut être transparent avec ce genre de chose.
Adaptation constante
Le HuffPost et Ricochet sont arrivés au sommet de l’utilité de Facebook pour les médias, en 2012 et 2014 respectivement. C’était la belle époque… il suffisait de mettre un lien sur Facebook pour avoir des milliers de clics sur ton site web. Twitter, Instagram et d’autres se sont aussi taillé des places dinstinctes dans le monde de l’information.
Le HuffPost a misé très fortement sur les réseaux sociaux dans les premières années. C’était rentable… jusqu’à ce que ça ne le soit plus.
« Je pense qu’on a trop travaillé main dans la main avec les réseaux sociaux, surtout Facebook », affirme Patrick. « On avait des ententes avec pour Instant Articles, on nous avait promis des miracles pour les revenus. Finalement, je pense qu’on n’a même pas atteint 150 000 $ la meilleure année. Pour la monétisation des vidéos, c’était pareil. Il n’y avait pas assez d’inventaire, donc les millions de dollars qu’on nous avait fait miroiter ne se sont jamais matérialisés. »
À l’époque, le HuffPost Québec produisait pourtant des vidéos tous les jours et avait des journalistes vidéo à temps plein à Montréal, au Parlement et à l’Assemblée nationale.
Facebook a aussi commencé à réduire le référencement du contenu externe. Le trafic a commencé à diminuer en 2017, puis en 2019, et encore une fois en 2022. Jusqu’au blocage complet des nouvelles en 2023.
« Le blocage des nouvelles sur les plateformes de Meta nous a fait perdre une grosse partie de notre lectorat, surtout sur Instagram », souligne Gabrielle. « Ça faisait déjà longtemps qu’on s’était tournés vers Instagram au lieu de Facebook pour rejoindre un public plus jeune, et on avait beaucoup travaillé notre image de marque sur cette plateforme. Quand Meta a bloqué ça, on a perdu la moitié de notre auditoire. »
Petits, mais créatifs
Ricochet, devenu Pivot en 2021, ne dépend pas de la publicité comme feu le HuffPost Québec, mais il faut quand même que Gabrielle puisse rejoindre le public afin de croître son bassin de donateurs et d’abonnés.
L’atteinte des publics est d’ailleurs le principal défi de tous les médias. C’est d’autant plus le cas pour les nouveaux, qui n’ont ni réseau ni marque bien établie pour les appuyer. Mais ils ont aussi des avantages, comme la flexibilité.
Le parcours de Lela Savic a été complètement différent de celui de Patrick ou de Gabrielle. Née pendant la pandémie, La Converse n’était au début qu’une série d’infolettres qui devait durer un mois. Il y a bientôt cinq ans que ça roule.
Rapidement, Lela a multiplié les canaux de diffusion pour son contenu.
« L’infolettre n’est plus notre principal véhicule. On a un site web, on a un compte TikTok. On avait un compte Instgram qui ressemblait beaucoup à Humans of New York. C’était notre plus grande source d’engagement. […] On a bâti une véritable communauté autour de ça », dit-elle.
Le blocage d’Instagram a aussi fait mal à La Converse. Mais La Converse s’est tournée vers le financement public et la philanthropie pour assurer sa survie financière. Grâce à de nombreux projets – comme l’École Converse, qui forme des journalistes issus de communautés sous-représentées dans l’industrie – Lela a pu obtenir des fonds de l’Initiative de journalisme local, de la Fondation Choquette-Legault, de la Ville de Montréal et d’autres.
Par contre, les efforts ne sont pas toujours un gage de stabilité.
« Les médias qui ont une mission et qui desservent des communautés marginalisées devraient être financées par la philanthropie », affirme Lela. Aux États-Unis, le financement des médias non traditionnels passe par la philanthropie. Je connais des médias semblables à La Converse qui ont des budgets de 10 M$. »
Lela aimerait aussi voir davantage d’organismes et d’institutions gouvernementales offrir un financement à la mission plutôt qu’un financement au projet. Ceci assurerait une meilleure stabilité financière et permettrait aux entreprises de presse de se concentrer sur leur mission d’informer plutôt que de développer continuellement de nouveaux projets.
Pivot a aussi adopté le modèle caritatif en devenant une coopérative de solidarité. Un modèle qui a apporté d’importants bénéfices pour Pivot, contrairement à la situation vécue actuellement par les Coops de l’info. N’oublions pas non plus le modèle centenaire du Devoir, qui supplémente ses revenus par des dons depuis belle lurette, ainsi que le virage OBNL adopté par La Presse en 2018. La Presse affiche d’ailleurs des profits intéressants depuis quelques années.
La prochaine étape
Aujourd’hui, Pivot et La Converse doivent encore une fois revoir leurs façons de faire pour rester aux devants des changements affectant l’industrie. TikTok a changé notre façon de consommer l’information. L’intelligence artificielle amène de nouvelles possibilités et de nouveaux risques. Et l’élection fédérale pourrait retirer certaines des bouées de sauvetage de l’industrie : si les conservateurs gagnent, plusieurs programmes aidant les organismes de presse pourraient être modifiés ou abandonnés.
« Je pense que tout le monde dans l’industrie des médias craint l’arrivée des conservateurs », souligne Lela. « On vient tout juste d’avoir notre statut d’organisme journalistique enregistré, ce qui veut dire qu’on peut aller chercher des dons sans passer par un autre organisme et qu’une partie des salaires de notre salle de presse est payée. C’est énorme pour nous. »
Gabrielle, de Pivot, a aussi un œil sur les changements à venir. Elle cite comme exemple le fait que le Canada a ordonné à TikTok de fermer ses opérations canadiennes en novembre, mais que rien ne semble bouger depuis ce moment.
« TikTok c’est l’fun, mais on ne sait pas ce qui va se passer. Il va y avoir un ban un moment donné. Il va falloir tout repenser notre stratégie », souligne-t-elle. « L’idéal serait que les gens reviennent sur nos sites web, mais je ne sais pas si c’est possible de revenir en arrière comme ça. »
Pivot a récemment embauché une personne responsable des stratégies numériques et La Converse en fera autant au cours des prochains jours.
Le HuffPost Québec n’a malheureusement pas survécu à la pandémie, mais Patrick, aujourd’hui professeur à l’UQÀM, est un des observateurs les plus cités de l’industrie. Selon lui, le défi sera de ramener les internautes sur les plateformes appartenant aux médias.
« Il ne faudrait pas donner aussi librement nos contenus aux GAFAM », souligne-t-il. « C’est sûr qu’il y a beaucoup de gens qui s’informent sur YouTube, et si tu n’es pas sur TikTok tu manques le bateau en information. C’est pour ça que je dis bravo à Rad. Mais leur contenu ne devrait pas juste être sur YouTube et TikTok. Ça devrait être plus facile de le trouver sur le site web et l’application de Radio-Canada. »
Dans mon prochain article, je parlerai de la place de l’opinion de le nouvel écosystème médiatique. Et ensuite, je parlerai un tout petit peu de la Loi C-18.